Service citoyen : une idée à oublier

L’association suisse pour la promotion de l’engagement de milice prévoit de lancer une initiative cette année pour introduire un « service citoyen » obligatoire. De prime abord, cette proposition semble intéressante, mais si l’on y regarde de plus près, on se rend compte qu’elle ne sert qu’à renforcer l’armée et qu’elle mène au dumping salarial. De plus, elle va à l’encontre du Pacte II de l’ONU, relatif aux droits civils et politiques. LEWIN LEMPERT

Qui ne serait pas en faveur d’une proposition qui voudrait qu’il existe un service ouvert à toute personne, peu importe son genre, qui rem-placerait le service militaire obligatoire et dont beaucoup de formes « d’engagement de milice »feraient partie ? Vu sous cet angle, probablement personne. Et qui serait en faveur d’un service obligatoire pour tous les jeunes, qui serait mal payé, pour lequel il faudrait déplacer sa formation, et qui empêcherait les gens de s’engager bénévolement pour des causes qui leur sont chères ? Probablement personne. Or, ces deux propositions décrivent, de deux façons différentes,la même idée, celle de l’introduction d’un service citoyen obligatoire. On entend souvent qu’il s’agit de rendre quelque chose à la société au moyen de ce « service pour la collectivité ». Or, un·e militant·e politique, des petits-enfants qui aident leurs grands-parents ou des entrepreneurs·euses sociaux contribuent aussi au bien commun. Cette idée du service citoyen a des similarités avec le commerce des indulgences du Moyen Âge : en accomplissant une année de service, on en a assez fait et l’on peut ignorer les intérêts de la société dans son ensemble pendant le reste de sa vie.

INITIATIVE DE DUMPING SALARIAL
L’organisation néo-libérale Avenir Suisse sou-tient l’idée du service citoyen depuis des années.Ce n’est pas surprenant, car elle permettrait de créer des milliers d’emplois mal payés dans le domaine de l’éducation et de la santé au détriment de véritables investissements et de bons salaires dans ces secteurs. Chaque année, 60’000jeunes devraient effectuer ce service. Selon le texte de l’initiative, 20’000 parmi eux devraient obligatoirement accomplir un service militaire,les autres devraient effectuer ce « service citoyen» encore peu défini. Trouver des lieux d’affectation adéquats pour un tel nombre de personnes relève d’un immense défi. Il est donc fort probable que le manque de personnel dans certains secteurs serait compensé par des jeunes mal payés et peu formés. Cela exercerait une pression supplémentaire sur les salaires dans ces branches et mènerait à du dumping salarial. En effet, pour-quoi un·e directeur·rice d’hôpital engagerait-il·elle un·e soigant·e pour 7000 francs par mois alors que de nombreux·ses jeunes leurs sont mis à disposition de force par le service citoyen ?

UNE PROPOSITION QUI RENFORCE L’ARMÉE
Si on lit attentivement le texte de l’initiative,on se rend très rapidement compte que le principe d’une armée avec beaucoup de soldats est réaffirmé. Ainsi, le texte d’initiative prévoit que« le service citoyen doit être mis en œuvre de manière à ce que les effectifs réglementaires de l’armée soient garantis ». Actuellement, l’effectif réglementaire est de 100’000 soldats, et l’effectif réel de 140’000. L’initiative pour un service citoyen réaffirme donc l’idée d’une armée très chère et à grands effectifs. Par ailleurs, l’initiative ne prévoit pas de choix possible entre un service militaire et un service à la société. Ainsi, la marge de manœuvre pour une réforme significative de l’armée serait plus restreinte et l’armée deviendrait plus forte.

L’INITIATIVE AFFAIBLIT L’ENGAGEMENT BÉNÉVOLE ET LE TRAVAIL DE CARE
Le travail de care, fourni en grande partie par des femmes, est l’un des grands sujets de notre époque. Le but n’est pas de dédommager le travail de care dans son ensemble, mais de mieux le répartir au sein de la société. Il doit également être reconnu à sa juste valeur, car s’occuper des enfants ou des personnes vulnérables ou âgées, d’effectuer des soins, tout comme le fait de procurer de la nourriture, de l’hygiène et un sentiment de sécurité forment le fondement de notre société. Or, un service citoyen obligatoire constitue une attaque et non un renforce-ment de ce travail. Le fait de le reconnaître entant que service à la société pourrait certes mener à une revalorisation symbolique, mais le fait de le rendre obligatoire n’aurait que l’effet contraire. La contrainte dissuaderait les gens de s’engager volontairement dans ce travail de care,comme c’est déjà le cas pour le service militaire obligatoire. Car un service obligatoire ne permettra pas de créer un système qui inciterait à« plus d’entraide et de solidarité ». Ce service de milice obligatoire aggraverait donc la crise dans le domaine du care. En outre, il aurait également des conséquences sur l’engagement bénévole de nombreux jeunes. En effet, quel genre de « travail de milice » serait accepté pour le service citoyen ? Ce sera au Parlement à tendance bourgeoise de définir cela. Le résultat serait catastrophique, car il est fort probable que ni l’engagement pour Grève du Climat, ni l’organisation d’un tournoi de jass dans un village ne puissent faire partie de l’engagement bénévole, tout comme le fait d’entretenir des jardins urbains, le fait de rendre visite à sa grand-mère ou de promener un chien venant d’un refuge. Ces activités ne seraient donc toujours pas aussi appréciées par la société qu’elles devraient l’être. En outre, les jeunes auraient moins de temps pour s’engager bénévolement à cause du service citoyen. Au contraire, ils seraient utilisés comme main d’œuvre pour combler des lacunes volontaires laissées par la politique dans les secteurs à bas salaires.

L’INITIATIVE VIOLE LE DROIT INTERNATIONAL
Un dernier argument devrait permettre de couper court à toute discussion autour du service citoyen : un service obligatoire pour tou·te·s les citoyen·ne·s n’est pas en accord avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques,qui interdit le travail forcé. Le service militaire est toujours, malheureusement, une exception.Il doit toutefois obligatoirement exister une alternative civile au service militaire. Or, le service citoyen ne constitue pas un service civil de rem-placement. Il forcerait plutôt 60’000 jeunes par an à fournir un « service à la collectivité » mal payé et parfois dans des lieux d’affectation douteux. Même le professeur émérite de droit international Rainer J. Schweizer exprimait des réticences qu’il faut prendre au sérieux : « Je ne suis pas sûr qu’il soit judicieux de vouloir combler des lacunes dans des domaines où il y a un man-que de main-d’œuvre par un service citoyen. ». Au lieu de restreindre les libertés des jeunes personnes par un service obligatoire, qu’il soit militaire ou non, il serait préférable pour notre société d’introduire un service civil facultatif.Ainsi celles et ceux qui n’ont pas la possibilité de s’engager bénévolement dans leur temps libre auraient la possibilité d’effectuer un service bénévole social pendant un an. L’exemple de l’Allemagne nous montre qu’il est tout à fait possible de trouver assez de personnes intéressées pour cela. Ce type de bénévolat institutionnalisé serait bien plus adapté à l’engagement de milice en Suisse qui, mis à part l’obligation de servir, a toujours bien fonctionné sans contrainte.

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